Das Schloss, Franz Kafka
Le Château (Das Schloss) est un roman inachevé de Franz Kafka; je partage avec lui le goût de l'inachèvement - ou peut-être est-ce une difficulté face à l’achèvement. Comment clore, en effet, et comment illustrer ce labyrinthe romanesque, miroir des couloirs tant que du fonctionnement de la bureaucratie? Dans le monde environnant un château inatteignable, l’organique même est une affaire administrative, obéissant davantage aux lois des Hommes (par ailleurs inconnues) qu’à celles du sens commun… Ou même de la physique : celles-ci sont distendues, étendues et contractées, amalgamées.
Le proche est lointain, et plus on s’en approche, plus il se rend inaccessible, tant en termes d’espace que de temps. Ce qui semble récent est en réalité déjà périmé, rectifié par une nouvelle note administrative et des retournements de situations, si prompts et profonds que le rythme de l’action, bien qu’elle se déroule en 6 jours, correspond plutôt à ce qui pourrait advenir en 2 mois, dans notre réalité. Kafka dépouille son conte de toute indication temporelle ou géographique (le village semble appartenir à un système féodal ancien, mais les fonctionnaires utilisent le téléphone), générant une atmosphère intemporelle, et d’autant plus angoissante.
Comment le roman aurait-il pu avoir une fin? D’après les mots de la femme de chambre Pipa, l’hiver-même ne prend jamais fin; ou plutôt, l’été et le printemps, dont on ne peut pas prévoir la venue, durent quelques jours, pendant lesquels il n'est pas rare qu’il neige. La temporalité est incertaine, les années et les mois s'entremêlent, les quelques souvenirs des personnages, pourtant récents, semblent surgir d’un passé immémorial et mythologique, fondations de l’inconscient collectif de toute une communauté. La distance, l'éloignement, sont également inhérents à la logique bureaucratique : toute information passe par de multiples intermédiaires qui ne sont, comme le maire les appelle, que des contacts "apparents" et non réels. Tout est très lent, et tout peut changer très vite.
C’est cette intrication complexe du temps et de l’espace, ainsi que l’imbroglio administratif, que j’ai tenté de représenter.
A la manière des théoriciens des Sciences de la Communication, j’ai élaboré un modèle du chemin de l’information. N’y cherchez pas de sens, ni de cohérence; les tuyaux - ou conduits informatifs - s’emmêlent, reviennent sur eux-mêmes, n’aboutissent parfois même pas, ou conduisent au mauvais bureau. Le téléphone, les lettres, les messagers, mais aussi les rumeurs et on-dits de la communauté... sont, dans le roman, comme des kilomètres qui s'ajoutent sur le chemin de l'information, comme sur le chemin du personnage principal, K, qui tente vainement d’accéder au château imprenable, coeur supposé de cette Administration frisant l’absurde.
K avoue qu’il a parfois le sentiment que le château veille, que le château voit. On ne peut lui parler; il n’a pas d’oreilles. On ne peut rien tirer de lui; il n’a pas de bouche. Mais il est un oeil, son oeil est partout; c’est pourquoi il est présent dans mes dessins sous la forme de multiples yeux dispersés. Les fonctionnaires, quant à eux, prennent l’aspects d’oreilles. Nous ne savons rien d’eux. C’est tout juste si l’on connaît leur nom : mais il serait probablement des pseudonymes. Rares sont ceux qui peuvent les apercevoir; mais encore une fois, ces malheureux élus ne peuvent affirmer s’il s’agit du fonctionnaire en question, on d’un prête-corps pour apparaître aux yeux des habitants du village. Ce qui est certain, c’est qu’eux seuls savent; et ils savent tout, anonymes et vénérés à la fois, omniprésents par leur absence.
J’ai également voulu joué sur la périphrase “organe administratif”; car dans ce monde, ce n’est pas tant que les émotions et l’organique soient niés par la bureaucratie; non, ils sont intégrés à la bureaucratie, qui elle-même devient organique, jouant le rôle de la nature et s'intègrant jusqu'à la moelle dans les individus ; sont-ils humains ou marionnettes ? Le technique et l’organique sont assimilés, mais chez Kafka, il ne s’agit pas d’une (trop simpliste) manipulation autocratique exercée par un individu ou un groupe; c'est diffus, on ne peut remonter à la source; de même qu’on ne peut dire où commence et où s’achève pour dessin. Cet organisme est micro et macro, dans les individus, et les individus sont dedans, inextricablement. Cette bureaucratie est comme un état des choses, une nature, biologique. C’est pourquoi j’ai choisi le dessin technique, adressant un clin d’oeil au dessin anatomique, pour illustrer le Château; les trajets de l'information entre les différents bureaux/organes rappelle le trajet du sang dans nos vaisseaux. Toutefois, il arrive ici que l’information prenne le mauvais chemin : c’est une méprise administrative, une information arrivée dans le mauvais bureau, qui cause toute l’histoire du château, et tout le drame du personnage principal.
Les tampons, leur multiplication, évoque l'interchangeabilité des personnage, parfois même leur anonymat ; ils sont avant tout leur rôle social ou la mission qui leur est assignée. En particulier les fonctionnaires : Klamm, le plus respecté, est-il une seule personne? Ou bien Klamm est-il plutôt un titre, une fonction ? Et que dire du personnage principal : K. Non, on ne peut rien dire de lui, même pas son nom.
Cette tuyauterie absurde reflète à la fois le trajet à rallonge de l’information au sein d’une organisme bureaucratique trop rigide, mais également les couloirs sans fin aux multiples portes, chambres et anti-chambres, barrières et étages, qui abritent les bureaux des fonctionnaires (au Château et à l’Hôtel des Messieurs), inaccessibles tant par leur architecture que par la multiplicité des secrétaires intermédiaires.
Le minimalisme et la décomposition des décors montrent l’espace comme une scène de théâtre; les aides de K, quand ils sont repoussés par la porte, reviennent dans l’auberge par la fenêtre, comme dans un Vaudeville où chaque porte, chaque placard, est une entrée ou une sortie potentielle. Pourtant, K ne parvient jamais à trouver de sortie de ce micmac, ni d’entrée au château. Tout semble aussi manoeuvré en coulisses : les personnages le sentent, le savent, mais ne veulent savoir pourquoi ni comment.
Dans Le Château, l’espace et le temps sont distendus, le rythme de la narration aussi; n’y cherchez pas le schéma classique. Il n’y a pour ainsi dire pas de situation initiale : on plonge, on tombe dans le roman, sur l’arrivée de K au village, à l’aboutissement d’un voyage; ce qui est généralement la fin d’un mythe, en constitue ici le début. Jamais on ne connaîtra les détails de ce voyage, ni le passé de K. C’est comme s’il n’existait pas avant d’être apparu à nos yeux de lecteurs; ou bien aux yeux du château. Ne cherchez pas non plus de causalité logique entre les évènements qui s’enchaînent; pourtant, ils semblent répondre à une logique interne, toute naturelle pour les villageois. Quand à la situation finale… le roman s’achève au milieu d’une phrase. Cette destructuration apparente (car en réalité, le livre est un bijou architectural), ses jeux de ruptures et de continuité, ses assemblages de péripéties en patchwork se reflètent, dans mes dessins, par des perspectives fausses, composites. Les décors sont minimalistes, entre deux et trois dimensions, comme des architectures en carton pâte destinées à créer l’illusion du réel. Car ce château, que K aperçoit au loin, et où personne ne va jamais, existe-t-il seulement? Abrite-t-il vraiment l'Administration? Ou bien est-ce seulement une pancarte cartonnée, destinée à auréoler le pouvoir d’une assise fortifiée?
Les aides attribués à K, Arthur et Jérémie, qui s’avèrent plutôt être des entraves que des supports, sont eux aussi des yeux, des yeux auxiliaires du château, qui jamais ne se ferment, qui jamais ne clignent.